Édito – This blog kills fascists

Édito : this blog kills fascists

On ne m’empêchera pas de trouver le sursaut timide. Vingt-deux ans après les manifestations massives et spontanées qui ont suivi le passage du vieux Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002, la possible accession au pouvoir du même parti n’a déclenché qu’un souffle blasé. Le résultat de décennies de dépolitisation progressive de nos vies : dans les médias, dans la culture, au travail, et même dans nos cercles intimes, la politique est devenue sale. Être militant·e, c’est être chiant·e. C’est provoquer le désordre. C’est briser une concorde de façade qui permet surtout au fascisme d’avancer masqué.

« Un syndicat, ça mettrait le bazar »

Photo de Woody Guthrie et sa guitare sur laquelle est posée un sticker "This machine kills fascists"
Photo de Woody Guthrie et sa guitare sur laquelle est posée un sticker « This machine kills fascists ».

Ça, c’est une collègue qui me l’a dit il y a quelques années. La direction de l’entreprise où je bossais venait de tenter d’installer une caméra dans la salle de pause du personnel. La ribambelle de justifications absurdes bafouillées par le directeur en sueur allaient des vols de yaourts dans les frigos jusqu’à l’antiterrorisme (je vous jure). La caméra fut discrètement retirée, et le directeur sauvé par l’absence de syndicat.  Les salariés à qui j’ai parlé étaient presque tous d’accord : « Un syndicat, ça mettrait le bazar ».

Si je vous raconte ça, c’est parce que c’est un parfait exemple de ce qu’il se passe quand on dépolitise notre rapport au travail. Dans cette entreprise, le climat « familial » instauré par le propriétaire-patriarche achetait la docilité des salariés à coup de spectacles de Noël et de paniers garnis, sans oublier le cauchemardesque réseau social d’entreprise, sur lequel pas mal d’entre eux postaient sans réfléchir les photos de leurs vacances. J’avais l’impression de vivre un épisode de Black Mirror. Mais la réalité, c’est que c’était logique. Quand on dépolitise les rapports sociaux, le patron peut-être un papi bienveillant, un père, ou tout simplement un ami de la famille. Un syndicat, ça rendrait les rapports formels et distants

Et voyez, c’est précisément dans cette perte de repères que le fascisme s’insinue. Quand le patron est un « ami », il est facile de faire croire que le problème c’est l’immigré, le musulman, la féministe, l’écolo ou le pédé. Facile de criminaliser un militantisme perçu comme une gêne alors que l’autorité, elle, serait bienveillante. Quand on a assez brouillé dans les têtes la réalité de nos rapports sociaux, il est facile de faire émerger de ces ruines un faux sentiment de nostalgie et le fantasme raciste d’une France blanche et apaisée. « Comme avant ».

Les idées ça se vend, bébé

Peut-être l’aurez-vous remarqué, mais cette dépolitisation touche aussi… les causes politiques. Écologie, féminisme, antiracisme, LGBTQIA+… À chaque lutte existe une version neutralisée, pouvant rassembler autour de valeurs désincarnées délivrées par des influenceurs jeunes, beaux et sponsorisés. Ainsi le capitalisme peut se vêtir de progressisme à peu de frais. Il peut, par exemple, encourager les femmes à devenir patronnes, et ainsi perpétuer des dynamiques de pouvoir auxquelles elles auront l’impression d’échapper. Féminisme « girlboss », capitalisme arc-en-ciel, capitalisme vert… Ces versions désamorcées de nos luttes servent surtout à pérpetuer le système qu’elles prétendent au moins changer.

Les idées creuses se vendent parce qu’elles ne remettent rien en question. Elles ne questionnent ni l’autorité ni le pouvoir. En France, au sein même de la gauche, ce poison s’est insinué sous la forme d’un universalisme blanc et oppressif. Un universalisme pour qui chaque lutte émancipatrice, parce qu’elle met en lumière les rapports de dominations qui existent dans notre société, ferait le lit de la division et du « communautarisme ». C’est que ça mettrait le bazar, de lutter. Ou d’affirmer, par exemple, que ton patron est inutile, que ton proprio est un parasite, que les rédactions de ce pays sont largement blanches et bourgeoises, que Stonewall était une émeute et qu’on ne se libère de rien en demandant gentiment la permission de manifester. Ça mettrait autant le bazar qu’un syndicat dans une sympathique entreprise familiale.

En voulant à tout prix préserver cette illusion de paix sociale, en ne voulant fâcher personne, on permet au fascisme d’avancer. Le « pas de politique à table » a permis à ton tonton raciste d’être raciste en toute sérénité. De voter Bardella ou Zemmour sans conséquence. De penser que l’Islam n’est pas compatible avec la société française et que « ces gens là de toute façon c’est toujours du cinéma » tout en se défendant de tout sentiment raciste. Parce que le racisme il sait que c’est pas bien. Mais lui, ça va, il parle au voisin noir en bas de son immeuble. Le fascisme a grandi à chaque fois que tu l’as toléré à table.

Bordélisons le dimanche en famille

Tu vas devoir être mega-chiant. Tu vas te fâcher avec ton tonton, et probablement tes parents. Pour rediaboliser l’extrême-droite, il va falloir repolitiser le poulet-frites du dimanche, et faire comprendre qu’on ne peut pas être fasciste sans conséquences. On va devoir couper les ponts, briser des amitiés, provoquer des disputes. Faire comprendre qu’un vote à l’extrême-droite est en soi un acte raciste, sexiste, lgbtphobe, et qu’il est par conséquent inacceptable.

Alors dans une bookosphère asceptisée, safe place fadasse option cocooning, cramons ce plaid en peluche qui couvre le fascisme. Affirmons que la neutralité est une complicité, et que ne pas se battre contre le fascisme, c’est l’accepter. Soyons organisés. Bordélisons cette fausse safe place qui est le refuge des lâches. Repolitisons nos livres pour leur redonner du sens. Soyons exigeants envers les autres et nous-mêmes.

Ainsi, désormais, Sodome & Gomorrhe sera plus politique que jamais. « This machine kills fascists », avait écrit Woody Guthrie sur sa guitare. Ça ne m’a jamais paru aussi vrai. C’est en allumant la lumière qu’on les anéantit. C’est en les isolant dans la honte de leurs idées immondes. Et puisqu’il est urgent de sortir de la paralysie, This blog kills fascists, un livre à la fois.

Viktor Salamandre

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