La Voie d’Agosten, c’est une nouvelle de cosy fantasy, queer et anarchiste. C’est une nouvelle sur la liberté, celle que l’on cherche dans les livres, mais qui est une fuite, celle que l’on prend par la lutte, mais qu’il faut protéger à chaque instant, et celle plus intime, que l’on trouve dans son coeur quand on renonce à l’idée de posséder les êtres que l’on aime.
Le feuilleton comptera 9 épisodes, à retrouver deux fois par semaine sur le blog, et nos réseaux sociaux. Vous pourrez télécharger l’intégralité de la nouvelle en fichier epub au dernier épisode !
Yurgo, libraire au chômage, hérite d’une grande tante qu’il n’a jamais connu. Cet héritage le sort de la galère et lui permet d’accomplir son rêve : ouvrir son café librairie, dans un lieu magique en bordure d’une forêt. Il y fait la rencontre d’Aroxenn, une personne mystérieuse, qui semble en savoir beaucoup sur le lieu et les secrets qu’il renferme. Alors qu’il aspire à faire vivre dans sa librairie un petit bout d’utopie, Yurgo remet tout en question quand il découvre un secret bien gardé. Qui est cette tante Sigrid qui lui a tout légué ? Quels secrets renferme le lieu qui abritera sa librairie ? Qui est vraiment Aroxenn ?
Épisode 01 / 02 / 03 / 04
TW : sexe
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Yurgo regarde l’elfe d’un air incrédule : « Enfin, oui j’imagine, je suis son petit neveu, mais je l’ai jamais vu, même quand j’étais petit, elle était pas très bien vue dans la famille.
_ Elle te connaissait, répéta Aroxenn. »
Sigrid n’était pas stupide. Elle savait que malgré la longévité étonnante que lui donnait ce lieu, la fin approchait. Et un tel héritage ! On ne pouvait le léguer à n’importe qui. Le portail était une découverte dangereuse : par le passé, de très mauvais humains s’étaient rendus de l’autre côté, et avaient fait beaucoup, beaucoup de mal. Elle savait qu’au moins une partie de son héritage reviendrait de facto à un membre de sa famille. C’était obligatoire et ça l’emmerdait pas mal, parce que sa famille, c’était « une belle ribambelle de fachos », comme elle avait dit un jour à Aroxenn.
Elle s’est donc renseignée. Par chance, la ribambelle de fachos ne s’étant pas énormément reproduite, elle n’avait qu’un héritier potentiel : Yurgo. Elle a alors retroussé ses manches et s’est inscrite sur tous les réseaux sociaux où il sévissait. Dans sa présentation, il avait écrit « Libraire rageux en situation de sobriété subie. » Ça l’a fait sourire. Et elle l’a lu. Il était énervant, énervé, idéaliste, ne savait pas fermer sa gueule… Il était queer, pédé, féministe, et ironisait fréquemment sur ses « patrons de gauche ».
« Encore quelques mois de salariat, et ce petit, il sera anar comme tata ! » a déclaré Sigrid alors qu’elle buvait un verre, sur la terrasse, avec Aroxenn.
« Tu lui as même parlé, une fois, lui dit l’elfe en se resservant du cidre
_ Quoi ? Ben, non, je m’en souviendrais…
_ Elle ne s’est pas présentée, Yurgo, mais elle est venu à la librairie où tu bossais et vous avez discuté un moment.
_ C’est vague. Ça m’arrivait quand même souvent, répond-il en vidant son verre.
_ Elle est venu t’acheter un truc sur l’abolition de la police. »
1312 raisons d’abolir la police, Gwenola Ricordeau.
Il bossait encore dans cette horrible librairie. Devanture décrépie, jeu de mot idiot en guise de nom, tenue par un incapable qui avait repris une librairie sans vraiment y réfléchir, et surtout sans aucune idée de quoi en faire. Alors il n’en avait rien fait. Il s’était contenté de tenir la boutique en la laissant lentement sombrer, préférant blâmer la moindre petit circonstance extérieure – ou ses employés -, plutôt que de se regarder le nombril et constater son manque de compétence et de personnalité. On ne fait pas venir les gens avec du vide, et ce ne sont pas quelques blagues sexistes, balancées sur les réseaux comme vomies sur un comptoir, qui auraient pu combler l’abysse. Le ver n’était pas dans le fruit, le ver possédait le fruit, et il n’y avait rien à y faire.
C’était quelques mois avant son licenciement. Il se souvient d’une petite vieille assez banale, le genre à préférer le confort à l’élégance. Elle portait des baskets, un survêt et un haut en polaire, un vieux sac à dos en cuir, et un panier d’où sortaient une forêt de fanes de carottes et la tête d’une bouteille de vin. Elle a un peu regardé les rayons, mais Yurgo savait qu’elle cherchait quelque chose. Il savait repérer les clients qui avaient besoin d’aide sans oser demander. Il faut dire qu’une librairie, c’est intimidant. Il y a tout ce poids de la Culture avec un grand C, tout ce qu’il faut lire, ce qu’il faut avoir lu, et surtout : ce qu’il ne faut pas lire. Et comme si la librairie n’était pas assez symboliquement intimidante, certains libraires tenaient absolument à incarner ce culte bourgeois en étant d’insupportables têtes de cons.
Il est alors allé vers elle. Ce n’était pas facile, pour lui, d’aller vers les autres. Mais ce qui était impensable au dehors était naturel dans une librairie. Il était chez lui. Il connaissait les livres. Il pouvait aider les gens. Il lui a fait un grand sourire quand il a vu, griffonné au dos d’un ticket de caisse, le titre du livre de Gwenola Ricordeau, qu’il avait mis en pile et bien en évidence dans le rayon politique. Il lui a donné le livre, et ils ont parlé, longuement, de violences policières, de colonisation, de révolution queer et d’antiracisme. Ils ont eu un regard complice quand elle a pris sur la table Le syndrome du patron de gauche, d’Arthur Brault-Moreau. Elle savait. Elle l’a ensuite chaleureusement salué avant de rejoindre son « neveu » qui flânait entre les tables.
« Tu étais là ! s’exclame Yurgo en pointant son amie du doigt.
_ Je me demandais si tu t’en souviendrais, répond-iel avec un sourire.
_ Si, je me souviens avoir pensé… »
Que tu étais très beau. Yurgo se fige. Dans sa tête, tout va très vite. C’est le moment, non? C’est la suite naturelle… Tu te fais des idées. Dans sa tête, le bordel. La tempête. Le oui, non, oui, non, oui, non, sans fin, comme une alarme détraquée. La peur qui s’installe confortablement dans son ventre. Tais-toi, imbécile, tais-toi !
« Demain soir, tu fais quoi ? »
Ils se quittent ainsi. La librairie ouvre demain et cette journée a été émotionnellement épuisante. Au moment de traverser le portail, il sourit à son ami et lui assure : « Ça va sans dire mais, bien sûr, tu es ici chez toi. »
Et le froid de décembre le saisit jusqu’aux os.
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Il lui a dit « Toi, moi, un film, du vin et du popcorn, ça te dit ? ». Mais a-t-il précisé ? Yurgo fait les cent pas devant le comptoir de la librairie tout juste fermée, la pluie battant les vitres, le coeur au bord de l’implosion. Il rejoue dans sa tête leur dernière conversation, encore et encore. L’a-t-il précisé ?
C’est un rendez-vous. Un vrai rendez-vous. Un date.
A-t-iel compris l’intention ? Yurgo panique. Il a peur du malentendu, d’avoir mal compris les signes. Hier, alors qu’il se changeait, il a senti le regard de l’elfe sur son corps à moitié nu. Ça l’a chamboulé. Il n’a pas l’habitude. À force de vivre seul on se fait à l’idée de ne pas être désiré. Ce n’est même pas une pensée : c’est un non-événement. Ça n’arrive pas, voilà tout. Mais était-ce réel pour autant ? À se taper la tête contre les murs.
Ça a été une journée chargée à la librairie et il a fait n’importe quoi. Il avait l’esprit ailleurs. Il s’est trompé de noms en saluant les clients, a échangé des commandes, mis du café dans la théière et renversé deux chocolats. Dans ses pensées, le sourire de l’elfe et l’incertitude, sensation atroce de se trouver à deux pas du bonheur comme d’une tristesse insurmontable.
Des pas dans l’escalier de la cave. Le coeur de Yurgo bat la chamade. Il a le souffle court, se maudit intérieurement d’être si tendu. Aroxenn apparaît, un grand sourire illuminant ses traits fins. Iel a taillé sa barbe, coiffé ses cheveux en arrière, laissé visible ses oreilles en pointe. Iel porte ses vêtements de l’autre monde. Putain iel est beau. Iels se saluent maladroitement d’une bise et d’une brève étreinte. Les regards se cherchent mais s’évitent. Le rouge monte à leurs joues. Les mains de Yurgo tremblent un peu. Il tousse, et l’invite à le suivre d’une voix étranglée.
La discussion est timide. Succincte. Ponctuée de petits rires gênés. Yurgo sert le vin en se concentrant de toutes ses forces pour ne pas trembler. Il a tout misé sur le décor : un grand matelas couvert de plaids duveteux et de coussins colorés, des bougies sur la table basse, des guirlandes lumineuses qui parcourent les murs, et un grand drap pour projeter le film. Les mains se frôlent. Petits rires. Rouge aux joues. Souffle court.
Le film passe dans une ambiance bizarre. Iels se parlent à peine. Leur choix s’est porté sur Hellraiser, un des films préférés de Yurgo. Quelque chose reste bloqué. Une hésitation. Il aimerait tendre sa main et la poser sur celle d’Aroxenn. Il aimerait pouvoir poser sa tête sur son épaule, ou caresser ses cheveux. Il aimerait être tout contre lui. L’elfe dans ses bras. Il aimerait pouvoir enfin respirer.
Le film terminé, il y a un moment de flottement alors que le générique défile. Le silence. Un silence gêné. Yurgo ressert du vin, Aroxenn se redresse, et semble chercher ses mots. Oh merde. De près, comme ça, on dirait la mauvaise conversation. Celle qui commence par « Il faut qu’on parle. », qui n’annonce jamais rien de bon. Yurgo essaye d’être détendu, mais dedans, c’est la panique.
« Tu sais que je vais bientôt partir… » Yurgo acquiesce silencieusement. Il ne peut pas sortir le moindre son. Tout reste coincé dans sa gorge. « J’ai besoin de partir le coeur léger. Je… j’ai besoin de me sentir libre et je ne peux pas demander à quelqu’un de m’attendre. » Les larmes montent, Yurgo les chasse d’une pensée. Il ne dit toujours rien. Il regarde l’elfe, le coeur battant. « Je ne sais pas quand je reviendrai ou si je reviendrai, alors j’apprécie l’attention, bien sûr, mais…. je ne peux pas te demander de m’attendre. » Fin. Yurgo souffle doucement. Son coeur est retombé. Les yeux brillants, il pose sa main sur celle de l’elfe et cherche ses mots.
« Je… comprends, déclare-t-il simplement, le regard vaincu.
_ Je peux quand même te voler un baiser ? » lui demande l’elfe avec un sourire.
Yurgo acquiesce. La main de l’elfe se pose sur sa joue. Leurs visages se rapprochent. Le souffle chaud d’Aroxenn sur sa bouche. Un frisson qui le parcourt. Leurs lèvres qui s’effleurent, se touchent, se saisissent. Leurs langues qui se frôlent. L’impression de se respirer l’un l’autre. De se goûter l’un l’autre. Yurgo passe une main dans les cheveux d’ivoire. Caresse sa nuque du bout des doigts.
Il respire. Ils se regardent, souriant l’un et l’autre. L’impression de s’être enfin trouvés. Yurgo respire et se lance : « Je comprends. Je sais que tu vas partir et je ne peux pas te retenir. Tu en as besoin. Pour te sentir libre. Je ne t’aime pas pour t’enfermer, tu sais ? La personne que j’aime est un être libre. Te retenir, ce serait te changer, et te changer, ce serait ne plus t’aimer. Mais j’aimerais qu’en attendant ton départ, on ne s’interdise rien. »
L’elfe sourit et acquiesce. C’était quoi, leur choix, de toute manière ? Souffrir toute une vie en se demandant ce qui aurait pu être, ou s’aimer sans entrave le temps qu’il leur reste ?
Iels s’affalent dans les coussins et enchaînent sur Hellraiser II. L’elfe blotti contre lui, la tête sur son épaule. Yurgo respire enfin. La conversation est détendue. Ses doigts passent dans les cheveux d’ivoire. Les caresse. Il dépose en souriant un baiser sur son front.
Puis les doigts s’emmêlent. Les peaux se frôlent. L’elfe risque une main sur son ventre. Yurgo, glissant une main sous l’étoffe, sur sa taille nue. La respiration se coupe. Puis reprend. Une main passe sous son t-shirt effleurer sa peau. Il frissonne. Il soupire. Le souffle brûlant d’Aroxenn dans son cou. Puis ses lèvres. Puis sa langue. Puis ses dents.
Il gémit.
L’elfe enlève leurs hauts avec agilité. Les corps se frôlent. Leurs jambes s’emmêlent. Leurs soupirs glissant sur leur peau comme une étoffe brûlante. Une main vient caresser ses fesses.
Il gémit.
Et tout devient vif et flou comme un étourdissement. La lumière éclatante des bougies. L’odeur de leurs corps excités. La chaleur de leurs caresses.
Leurs corps qui s’emmêlent dans la douceur des plaids. Des ongles dans la peau. Leurs sexes qui se mouillent l’un contre l’autre. Les mains de l’elfe dans ses cheveux alors qu’il le goûte. Le frisson qu’iel provoque quand sa langue glisse jusqu’à l’aube de ses fesses. Ses gémissements quand iel le mange.
Ses cris quand iel se loge entre ses cuisses et lui fait l’amour en dévorant son cou.
Leurs doigts entremêlés.
Leurs corps fondus dans une étreinte humide.
I could say bella, bella, even sehr wunderbar
Each language only helps me tell you how grand you are
I’ve tried to explain, bei mir bist du schön
So kiss me and say you understand
« Tu sais quel jour on est aujourd’hui ? » Nus, enlacés dans l’océan de plaids au milieu des coussins, les harmonies swing des Puppini Sisters en fond sonore, Yurgo et Aroxenn se caressent doucement. Iel fait mine de réfléchir : « Tu sais c’est compliqué pour moi de garder un oeil sur le calendrier de deux mondes… » Yurgo se redresse et regarde l’elfe en souriant.
« On est le 13/12. »
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