La Voie d’Agosten, c’est une nouvelle de cosy fantasy, queer et anarchiste. C’est une nouvelle sur la liberté, celle que l’on cherche dans les livres, mais qui est une fuite, celle que l’on prend par la lutte, mais qu’il faut protéger à chaque instant, et celle plus intime, que l’on trouve dans son coeur quand on renonce à l’idée de posséder les êtres que l’on aime.
Le feuilleton comptera 9 épisodes, à retrouver deux fois par semaine sur le blog, et nos réseaux sociaux. Vous pourrez télécharger l’intégralité de la nouvelle en fichier epub au dernier épisode !
Yurgo, libraire au chômage, hérite d’une grande tante qu’il n’a jamais connu. Cet héritage le sort de la galère et lui permet d’accomplir son rêve : ouvrir son café librairie, dans un lieu magique en bordure d’une forêt. Il y fait la rencontre d’Aroxenn, une personne mystérieuse, qui semble en savoir beaucoup sur le lieu et les secrets qu’il renferme. Alors qu’il aspire à faire vivre dans sa librairie un petit bout d’utopie, Yurgo remet tout en question quand il découvre un secret bien gardé. Qui est cette tante Sigrid qui lui a tout légué ? Quels secrets renferme le lieu qui abritera sa librairie ? Qui est vraiment Aroxenn ?
Épisode 01 / 02 / 03
8
« Pourquoi tout le monde me regarde comme ça ? » demande Yurgo à Aroxenn, légèrement mal à l’aise. Dans la Taverne d’Ewenn, déjà bien remplie, tous les regards sont plus ou moins subtilement tournés vers lui. Il entend les chuchotements. Pourtant, Aroxenn lui a trouvé une tenue plus locale que son pyjama premier prix : une chemise en lin bleu sombre, un pantalon de toile beige et les mêmes sandales que l’elfe.
« Tu es humain. Et crois moi, par ici, on n’en voit plus beaucoup. Quelques vieux spécimens, tout au plus, et encore… Toi, tu es jeune. Ça attire forcément l’attention.
_ La SNCF n’est pas d’accord avec ce constat, grommelle Yurgo en regardant le fond de son verre.
_ La SNCF ?
_ Là d’où je viens, t’es jeune jusqu’au jour où on te fait payer les musées nationaux et le train plein tarif. J’ai 32 ans, ça fait déjà un moment que j’ai passé le cap. »
Aroxenn éclate de rire. Ewenn leur apporte leur commande, et des odeurs de fruits cuits viennent chatouiller leur narines. Yurgo n’en peut plus : toutes ces émotions lui ont donné une faim d’orc des cavernes, même si selon son ami: « Ça n’existe pas, Yurgo, un orc des cavernes. Personne ne veut vivre dans une caverne. C’est sombre, froid et humide. »
Yurgo regarde l’elfe avec un sourire d’enfant, une part fumante de tarte aux baies d’Agosten posée devant lui dans une petite assiette en céramique, un verre de jus de fruits locaux (il n’a pas retenu tous les noms correctement, mais il y avait « lune » quelque part), et une infusion d’herbes de montagne dans un petit bol. Toutes ces odeurs se mélangent et l’enivrent. C’est sucré, herbacé, fruité. Il mord dans la tarte, et le sucre mélangé à la saveur acidulée des baies lui emplit la bouche, tandis qu’une saveur délicatement salée fait son apparition derrière les fruits caramélisés. C’est comme découvrir la nourriture pour la première fois. Yurgo mange avec attention, savourant chaque bouchée, essayant des mélanges : tarte et jus, tarte et infusion, tarte et jus et infusion… Il ne veut rien manquer de la subtilité de cette cuisine.
« Je ne vois pas pourquoi Tolkien a tenu à vous ranger par formes et par couleurs. » dit Yurgo une fois repu, en détaillant d’un oeil distrait la foule bigarrée peuplant la taverne. Dans la salle bruyante et joyeuse : orcs, nains, elfes, êtres de l’eau… Ewenn lui-même descend d’orcs et de géants du grand nord. « Ne t’y trompes pas, ça n’a pas toujours été comme ça, et la province d’Agosten est un cas un peu à part. Il y a eu bien des guerres, des révoltes, et des débats sans fin menés par nos ancêtres pour arriver là où nous sommes aujourd’hui. Et rien n’est totalement acquis. Le suprémacisme subsiste toujours chez ceux dont l’espèce était dominante. » répond-iel d’un air sombre, « Je comprends que de ton point de vue tout est magique et beau. Mais la réalité est souvent plus grise, une fois que tes yeux se sont habitués. » conclut-iel en se tournant vers lui, le regard triste.
« Agosten n’est qu’un petit bout d’utopie… »
Sur le chemin du retour, le pas rêveur, Aroxenn tente tant bien que mal à répondre au flot ininterrompus des questions de son ami. Oui, les dragons ont existé, mais il n’en existe plus aujourd’hui. Non, il n’y a pas d’anneau de pouvoir. Non, les fées ne sont pas des êtres minuscules comme dans Peter Pan. Oui, la magie existe mais non, elle n’est pas aussi courante que dans les romans de Fantasy. Et enfin : oui il y a aussi des romans ici et oui, Yurgo pourra en lire.
9
Sa vieille tante Sigrid était une cachottière. Alors que l’elfe montre à Yurgo les papiers prouvant qu’il est bien propriétaire de l’auberge de ce côté-ci aussi, iel lui raconte sa rencontre avec sa mystérieuse aïeule.
Aroxenn a toujours été un enfant rêveur. Iel ne tenait pas en place. Comme si iel avait constamment le vent dans le dos. Sa famille avait toujours vécu dans les bois ardents d’Irgalenn, et elle en sortait peu. Les elfes des clans des bois avaient la réputation de se méfier du monde extérieur comme de la peste, l’héritage encore douloureux d’un génocide dont ils avaient été la cible il y a des centaines d’années. L’entre soi, c’était la sécurité.
Aroxenn, cependant, s’est toujours vu en dehors. Si vous lui posiez un cadre, en sortir devenait sa raison de vivre. Non nécessairement par défiance – même si iel a toujours porté la révolte au fond de son coeur -, mais par curiosité. Quel est ce dehors que l’on cache ? Comme une envie de tutoyer le danger, de se frotter à l’ultime frontière pour sentir son coeur battre plus fort, plus vite, et ses rétines éclater devant tant de beauté. Le danger était dehors et dehors était beau. Il n’en fallait plus pour qu’Aroxenn décide d’y passer le plus clair de son temps.
C’est à douze ans qu’iel a fait la connaissance de la vieille Sigrid. Ses parents lui avaient pourtant toujours dit : « De toutes les créatures que ce monde porte, les humains sont les pires, ils apportent la guerre comme la nuée porte l’orage. » Mais en voyant la petite vieille souriante assise sur son banc, à observer le paysage en caressant son chien, Aroxenn l’a d’emblée exclue du lot.
Iel a d’abord fait la connaissance de Bakounine, un gros chien joyeux et pataud qui est venu le dénicher dans un fourré alors qu’iel venait espionner l’humaine. Iel a crié de surprise et de peur, puis ri, allongé dans l’herbe, le chien lui bavant sur le visage en le léchant de sa grosse langue râpeuse. Iels ont ensuite joué pendant des heures sous le regard bienveillant de l’ancienne qui les observait depuis son banc. En fin d’après midi, alors que la douceur des soirs d’été s’installait, elle lui a apporté un goûter – une part de gâteau aux amandes et un chocolat chaud – et ce goûter était plus beau encore que tout ce qu’iel avait vu, senti et mangé jusque-là. Quand Aroxenn lui a demandé ce que c’était, elle lui a simplement répondu avec un doigt sur les lèvres et un clin d’oeil.
« Il n’y a pas de chocolat ici ? » l’interrompt Yurgo d’un air sincèrement scandalisé. Que la vieille Sigrid ait été borderline anarchiste ne l’étonne guerre, mais pas de chocolat dans un monde magique ? Im-pen-sable. Il regarde Aroxenn en agitant son verre de cidre sous son nez : « Donc t’es en train de me dire que les bretons ont amené le nom des bleds ET le cidre, mais PAS DE CHOCOLAT ?
_ Je suis à peu près certaine que le cidre, ils l’ont pris ici, répond l’elfe en riant.
_ J’avais tellement de respect pour eux… » conclut Yurgo d’un air faussement triste.
Aroxenn venait d’avoir dix-sept ans. Quand iel est arrivé chez Sigrid, iel a été accueilli par les jappements paniqués de Bakounine, qui couinait devant la porte. Pas d’ancienne en vue. Iel a suivi son ami poilu à l’intérieur, puis, hésitant, dans la cave. Il faisait gris et sombre ce jour là. En bas, dans la pénombre, Aroxenn n’a rien vu d’autre qu’une masse noire et épaisse contre le mur, et Bakounine la traverser. Iel n’a pas hésité. Ce n’était qu’une porte.
De l’autre côté, il faisait plus froid. L’autre cave était humide, mais elle était éclairée. Aroxenn a suivi les couinements paniqués du chien et a trouvé Sigrid parterre, en bas des escaliers. Elle était tombée la veille et n’avait pas pu appeler à l’aide. L’écume des jours était fermé depuis déjà bien longtemps et plus personne ne passait dans le coin depuis des années. Après avoir rabroué Bakounine pour avoir ramené l’elfe « du côté moche », elle a demandé à Aroxenn d’aller lui chercher son portable. Après quelques aller-retours infructueux (iel lui avait ramené plusieurs télécommandes et un étuis à lunettes), Sigrid a enfin pu appeler les secours, mais en criant très fort à cause de la mauvaise réception.
C’est ainsi qu’Aroxenn a découvert « le côté moche », qu’iel a pourtant trouvé bien beau. Et pour cause : à ses yeux, tout y était nouveau. Cédant à la curiosité du jeune elfe, Sigrid lui a expliqué les bases pour survivre « dans ce monde capitaliste de merde ». Bosser pour manger, mais jamais pour gagner la sympathie du patron (qui est toujours un con, et ça, ça ne change pas). Voler dans un supermarché, c’est ok, c’est toujours ça que les riches n’auront pas (mais cache tes oreilles). C’est aux riches de partager, mais comme ils ne sont pas de très bonne volonté, aide toujours le copain dans le besoin. Faire la manche n’est pas honteux. « Il y a aussi plein de trucs sur la nature et les animaux mais je pense que vu d’où tu viens, j’ai pas trop besoin d’épiloguer », a-t-elle conclut, laissant Aroxenn confuse et circonspect. Plus tard, iel a appelé ces quelques règles « les commandements de Sigrid ».
La vieille Sigrid lui a trouvé des vieux vêtements dans une fripe (le neuf, ça attire l’attention), un sac de randonnée, un vieux portable et de bonnes chaussures et Aroxenn était fin prête pour parcourir le monde. Iel est parti d’abord quelques jours, puis quelques semaines, puis des mois entiers, revenant toujours à Sigrid pour lui raconter ses voyages. La première fois, elle a souri quand iel est revenue avec des piercings plein les oreilles et quelques tatouages, un jeune chiot trottinant maladroitement à ses côtés. Aroxenn avait fait la rencontre de Circus dans la rue d’une ville moche un soir de galère, et l’animal avait illuminé sa vie.
Un jour, alors qu’iel revenait de Grèce, Aroxenn a trouvé Sigrid seule, le regard triste, un verre de rhum à la main. Bakounine était mort. C’était son seul ami. Iels ont pleuré tous les deux en se remémorant les jours heureux. Elle l’avait enterré dans le jardin, de l’autre côté : « De toute manière il était comme moi, il ne se plaisait pas trop ici. » Iels ont passés quelques semaines ensemble à faire le deuil de leur ami disparu, et de longues soirées arrosées à citer Bakounine (le vrai) en dansant sur du jazz de cabaret.
Et puis c’est elle qui est partie. Aroxenn revenait du Maroc. Iel a trouvé une lettre sur le comptoir de L’Écume des jours. Elle était malade et n’arrivait pas à le joindre. Iel s’est précipité à l’hôpital où elle avait été emmenée, on l’a conduit à son chevet. Elle mourut quelques heures plus tard, un sourire aux lèvres, sa petite main fripée et froide serrée dans celle de son jeune ami.
Yurgo pose sa main sur celle d’Aroxenn, qui essuie ses larmes avec un pan de son poncho. « Je ne l’ai pas connue, mais je suis heureux qu’elle ne soit pas partie seule, elle ne pouvait pas rêver meilleure compagnie. » Aroxenn sourit doucement, lève ses yeux mouillés vers son ami : « Elle te connaissait, Yurgo. »
Laissez un commentaire