La Voie d’Agosten, c’est une nouvelle de cosy fantasy, queer et anarchiste. C’est une nouvelle sur la liberté, celle que l’on cherche dans les livres, mais qui est une fuite, celle que l’on prend par la lutte, mais qu’il faut protéger à chaque instant, et celle plus intime, que l’on trouve dans son coeur quand on renonce à l’idée de posséder les êtres que l’on aime.
Le feuilleton comptera 9 épisodes, à retrouver deux fois par semaine sur le blog, et nos réseaux sociaux. Vous pourrez télécharger l’intégralité de la nouvelle en fichier epub au dernier épisode !
Yurgo, libraire au chômage, hérite d’une grande tante qu’il n’a jamais connu. Cet héritage le sort de la galère et lui permet d’accomplir son rêve : ouvrir son café librairie, dans un lieu magique en bordure d’une forêt. Il y fait la rencontre d’Aroxenn, une personne mystérieuse, qui semble en savoir beaucoup sur le lieu et les secrets qu’il renferme. Alors qu’il aspire à faire vivre dans sa librairie un petit bout d’utopie, Yurgo remet tout en question quand il découvre un secret bien gardé. Qui est cette tante Sigrid qui lui a tout légué ? Quels secrets renferme le lieu qui abritera sa librairie ? Qui est vraiment Aroxenn ?
01
Yurgo regarde la bâtisse, perplexe. Il lit à nouveau l’adresse inscrite sur le papier dans sa main, et la carte affichée sur son portable. Pas d’erreur, c’est bien ici. Face à lui se dresse une vieille auberge de pierres avalée par la végétation. Du lierre sur les murs. De l’herbe entre les planches de la terrasse qui la contourne pour se pencher sur la rivière en contrebas. Une vieille enseigne poussiéreuse indique « L’Écume des jours – hôtel – brasserie ». Dans la forêt autour le bruit d’une vie qui grouille, mais pas le moindre humain à portée d’oreille. Le calme plat côté civilisation. La route qui serpente entre les arbres centenaires semble pourtant entretenue, signe d’une timide fréquentation. C’est déjà ça, soupire-t-il en traversant.
Quand le notaire l’a appelé il y a quelques jours, il a cru à une arnaque. Après l’isolation à un euro et les pompes à chaleur, le coup de l’héritage surprise semblait revenir aux sources de l’arnaque nigériane. Il a ri et raccroché. Deux jours plus tard, la factrice se présentait à sa porte avec un recommandé. La lettre du notaire, succincte mais polie, le convoquait pour assister à la succession de Mme Sigrid Skógar. Une date, une heure, rien de plus. Pas d’explication. Après s’être assuré par une rapide recherche que le notaire était bien réel, il s’est affalé dans un fauteuil en relisant la missive d’un air pensif. Sigrid. Skógar ? Le nom ne lui disait rien. Mais le prénom… un vieux souvenir d’enfance. Un grommellement de sa grand-mère sur « cette vieille folle de tante Sigrid » où il était plus ou moins question de « ses foutus nains de jardins », pendant que lui dessinait sur la table de la cuisine. Tante Sigrid.
Il a ensuite appelé sa mère, qui ne se souvenait pas de grand chose. Le père était mort il y a plus de dix ans et n’était pas très proche de sa famille. La grand-mère, elle s’en souvenait. « Une peau de vache. Une vieille peau de vache. Une putain de vieille peau de vache ». Yurgo l’a arrêté avant qu’elle ne provoque trop l’ire de la morte (il n’était pas tellement spirituel mais ça ne coûtait rien de rester prudent). C’est seulement quand il lui a parlé de son vieux souvenir qu’il a entendu sa mère s’animer enfin : « Aaaaaah mais oui, la tante Sigrid, cette vieille folle avec ses foutus nains de jardins ! » mais elle n’en savait pas plus. Case départ.
Yurgo regarde la rivière qui s’écoule calmement sous ses pieds. La terrasse est belle. Le bois encore solide. Le bâtiment est à l’abandon depuis plus de cinquante ans mais il ne semble pas avoir souffert du temps. L’humidité n’a pas rongé ses planchers, la moisissure ne s’y est pas installée. Bien sûr il faudrait encore tout expertiser mais même la toiture semble intacte. Une chance.
C’est tout de même un drôle d’endroit pour y installer une librairie. Et en même temps, non. Bien sûr l’isolement rend le commerce compliqué, mais la ville n’est pas si loin, la route est seulement un peu perdue et mal indiquée. Mais ce lieu… N’importe quel lecteur en rêve. Un plaid, un thé et un livre, la forêt tout autour comme une bulle protectrice. Instagrammable à mort. Appuyé sur la rambarde de la terrasse, les yeux dans le vague, Yurgo réfléchit. C’est faisable.
« Vous déconnez, là ? » Les yeux ronds, Yurgo fixait sans le croire le montant du chèque que le notaire, impassible, venait de lui remettre. Tante Sigrid, c’était la soeur de son grand-père. Cent dix années de longévité mais aucune famille proche. Son père étant mort, Yurgo était sa famille la moins éloignée. Son seul héritier. « Il y a aussi l’auberge », a déclaré le notaire en le sortant de sa rêverie. « L’auberge ? » Le notaire a alors fouillé dans un gros dossier et sorti un acte de propriété à son nom « Si vous acceptez, bien sûr ». Yurgo n’a pas réfléchi bien longtemps. Ça faisait des mois qu’il cherchait un local pour y installer sa librairie, mais sans argent ni revenu fixe, on ne monte pas une entreprise. Assez ironiquement, il avait longtemps maudit « tous ces putains d’héritiers de merde » à qui tout tombait dans la gueule sans qu’ils fassent le moindre effort. Un sourire. Je suis un putain d’héritier de merde.
02
Ouch. Yurgo badigeonne son doigt brûlé de Biafine, pendant que la poêle cuit en chuchotant quelques légumes et champignons. Il a passé la fin de son après-midi à récurer cette vieille cuisinière à bois qui prenait la poussière dans un coin. L’électricité ne pouvant être installée dans l’immédiat (la conseillère EDF au téléphone a dû patiemment lui expliquer que non, après cinquante ans, il ne suffisait pas « d’appuyer sur un bouton, là », pour rétablir le courant), il faudrait se contenter des moyens du bord pour manger et s’éclairer.
Mais c’est une fin d’été clémente, et le soir est doux. Installé sur la terrasse dans un vieux fauteuil en bois inconfortable, Yurgo regarde le ciel du soir changer de robe en mâchant avec dégoût ses champignons brûlés. Bordel il faut que je trouve un tuto pour me servir de cette machine de l’enfer. Les étoiles apparaissent sur le tissu du ciel et c’est toute la forêt qui change de couleurs. Le feuillage devient bleu. L’herbe frémit sous la brise tiède comme un pelage argentée. Des lucioles s’agitent entre les branches comme les lampadaires d’un monde où tout est vivant. Le sol, le toit, les murs. Une grande maison qui respire.
« C’est beau, hein ? » Yurgo sursaute. Debout dans la pénombre, une main sur la rambarde, un chien noir à ses pieds, quelqu’un observe la nuit avec émerveillement. « Je m’en lasserai jamais ». À la lumière des bougies, il distingue un visage fin ombré d’une courte barbe brune, des cheveux d’ivoire en bataille, une silhouette mince et élancée cachée dans un pantalon trop large et un vieux t-shirt AC/DC. Le chien, vaguement désintéressé par l’observation du paysage, s’est détourné pour renifler l’assiette de champignons brûlées, que Yurgo a posé sur la caisse retournée qui lui sert de table. «Circus ! » Le chien couine de déception et revient auprès de l’inconnu, dépité. « Bonsoir, désolé, il est prêt à tout pour manger », dit-il avec un grand sourire. Yurgo se ressaisit : «Bonsoir, euh… C’est pas grave mais c’est un peu raté, faut pas qu’il ait l’estomac fragile. » Un silence. Yurgo n’arrive pas à mettre le doigt dessus, mais quelque chose chez cet inconnu lui semble familier. Une attitude ? Ou bien ce calme. Un regard, peut-être. Cette manière d’être présent sans envahir l’espace.
« Tu veux t’asseoir ? Je t’aurais bien proposé à manger, mais… » Yurgo désigne d’un air gêné la poêle au contenu indéfinissable. L’inconnu sourit. « Merci, je crois que ça ira. » Il s’assoit sur le fauteuil d’à côté, son chien Circus couché à ses pieds.
« Aroxenn, au fait, dit l’inconnu en se roulant une cigarette.
_ Yurgo. Je suis le… nouveau propriétaire.
_ Oh. J’avoue j’ai pris l’habitude de passer là, le soir, quand j’ai besoin de calme, comme le lieu était abandonné…commence-t-il d’un air contrit.
_ Tu peux continuer à venir, le coupe Yurgo en souriant, mais je crois bien qu’il faudra accepter de partager cette vue avec moi.
_ J’en serais très heureuse. »
Yurgo ne s’est jamais senti un homme. Rien que le mot lui hérisse le poil. Ce n’est pas lui. Jamais. Gars, mec, garçon, homme… aucun. Dans l’idéal, il voudrait être neutre. Ne pas appartenir à ce groupe qui ne l’a jamais vraiment accepté, ce moule contraignant façonné par des siècles de domination patriarcale. Être un homme, c’est être l’oppresseur. Et Yurgo a toujours été l’oppressé. Le type bizarre un peu trop féminin, un peu pédé, qui aime la solitude, la lecture et dessiner. Il aurait pu être un homme « différent », mais ce n’est pas non plus le cas. Les hommes différents restent des hommes, et lui ne l’est pas. Ça ne s’explique pas. Il est en dehors.
Pour autant, il ne sait jamais comment on aborde le sujet. Le rituel des déclarations de pronoms dans les milieux queer lui a toujours paru personnellement oppressant. Parce qu’il aimerait un pronom neutre et qu’il n’existe pas. Il n’a aucun problème à utiliser iel pour les autres, mais lui entend trop la binarité dans ce qui est censé représenter son absence. Il ne veut pas de genre. Il refuse qu’on lui ajoute la marque d’un autre genre à celui auquel il a été assigné. Il par défaut. Parce qu’il a vécu toute sa vie avec. Parce que le français est une langue idiote et qu’on ne pourra y bricoler que des ajustements précaires.
« Ah tu te décides enfin, toi… » Aroxenn a le regard tournée vers l’obscurité. Une silhouette à quatre pattes s’y dessine. Un grand chien pataud et apeuré s’avance timidement dans la lumière. « Je l’ai trouvé sur le chemin, je crois qu’on l’a battu. » Il caresse doucement l’animal avec un sourire triste. « Je n’aime pas qu’on leur fasse du mal. » Yurgo regarde Aroxenn, fasciné par la douceur de cet être sorti de nulle part. Cette délicatesse.
« Oh je suis stupide, j’ai amené du vin, tu en veux ? » demande-t-il subitement en se levant. Aroxenn acquiesce, un grand sourire aux lèvres. Yurgo s’engouffre dans l’auberge éclairée par son portable et en ressort quelques minutes plus tard avec une bouteille et deux verres. « On va dire que je pends la crémaillère, maintenant que j’ai un invité… » commence-t-il en versant le liquide pourpre, mais il s’arrête soudainement. «Pardon, je n’ai pas fait attention, une invitée ? demande-t-il timidement.
_ Peu importe, ne t’inquiète pas, lui répond Aroxenn avec douceur.
_ Moi aussi… Non, pas pareil, mais… Je suis non-binaire. Plutôt neutre en ce qui me concerne mais… Tu peux me dire, bafouille maladroitement Yurgo.
_ Vraiment, je m’en fiche. Moi, je suis genderfluid. Je n’ai aucune préférence. » le rassure-t-iel avec un petit rire, une main doucement posée sur la sienne.
Iels parlent une bonne partie de la nuit. Une conversation simple, parsemée de silences. Entre eux cependant, le silence n’est pas gênant. Iels écoutent la nuit. La forêt qui frémit. Les insectes qui grouillent. Le souffle calme des chiens endormis. La rivière qui s’écoule comme un sablier éternel. Bercé par la voix douce de son invité, Yurgo se sent partir lentement. Il a tout juste le temps de sentir un plaid duveteux le recouvrir, et d’apercevoir Aroxenn s’engouffrer dans l’auberge suivi de ses deux chiens, qu’il s’endort profondément.
Quand il se réveille, le soleil est déjà haut dans le ciel. La tête lourde, ébloui par le jour, Yurgo se cache les yeux. En se levant, il fait rouler la bouteille vide à ses pieds. Il rentre se réfugier dans la pénombre de l’auberge en titubant. « Aroxenn ? » Le silence. Il regarde autour de lui, la réalité est déjà plus nette. Tout est calme. Pas l’ombre d’un chien ou de son invitée. Sur le comptoir, il trouve un petit mot : « Merci et à bientôt. Aroxenn ». Il se frotte les yeux en baillant, ferme la porte de la cave qu’il jurerait avoir fermée à clé la veille, et va fouiller dans une caisse à la recherche des dosettes de café soluble. Une longue journée de travail l’attend.
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