Ça y est, c’est le D-Day, c’est la Rentrée Littéraire, 466 romans vont débarquer quasi simultanément chez des libraires vraiment im-pa-tients… que tout ceci soit terminé. La Rentrée Littéraire, il n’y a vraiment que les abonnés à Télérama et la bourgeoisie culturelle parisienne pour en jouir. Personnellement, c’est en étant libraire que j’ai appris à haïr tout ce qu’elle représente.
Surproduction en temps de crise : l’hypocrisie
Dans un contexte de crise (hausse des tarifs de l’énergie, crise du papier, baisse du pouvoir d’achat), on aurait cru le monde de l’édition plus prudent. Surtout après une rentrée 2022 chaotique pour les libraires. Effectivement. Nous voilà ce matin à découvrir dans la presse que 466 romans publiés pour la rentrée c’est « sobre » (france info). C’est même « l’âge de raison » pour Livres Hebdo. De qui se moque-t-on exactement ?
Tous les libraires savent que de ce chiffre « sobre », seule une fraction ridicule arrivera a trouver son lectorat, et que par conséquent le reste ira directement au pilon. Quand on sait que la « crise du papier » et l’explosion des tarifs de l’énergie ont entraîné la hausse du prix des livres, ce constat a une saveur particulière.
Déséquilibre du calendrier
Le fait est qu’il y a un déséquilibre dans le calendrier éditorial. Une concentration absurde de publications entre Août et Novembre, une petite reprise en Janvier pour une rentrée qui convainc de moins en moins (une rentrée au lendemains des fêtes ah oui quelle brillante idée), puis quasi plus rien jusqu’en Août. Les libraires sont-ils censés vivre seulement six mois sur douze ?
Les plus petites structures souffrent : en l’absence de sorties « locomotives », les librairies se vident. En librairie, ce n’est pas l’Hiver qu’il faut passer pour survivre, mais le printemps. La marge nette d’une petite librairie n’est pas assez grande pour vivre seulement sur la période des fêtes : les salaires et factures se payent toute l’année. Alors quoi : n’embaucher que pour trois mois en fin d’année ? Précariser encore plus les travailleurs ?
Parle-t-on même du coût en terme de santé que représente le tsunami de publications de la rentrée ? En 2022, j’ai failli y laisser mes genoux, mon dos, ma santé mentale, et lever le pied m’a valu d’être qualifié de « démotivé » dans la lettre de licenciement que j’ai reçu au printemps. D’autres ont dû renoncer à ce métier parce que le corps n’a plus suivi. Un handicap. À vie. Ah oui, merveilleuse rentrée !
Rentrée vs diversité : pas copines
La Rentrée Littéraire est la preuve même que plus de publications ne veut pas forcément dire plus de diversité. La Rentrée est, comme chaque année, uniforme. C’est un système bien huilé qui s’entretient. La littérature bourgeoise publiée par l’édition bourgeoise encensée par des médias bourgeois : la Rentrée Littéraire c’est ce moment de l’année où l’on célèbre collectivement une littérature qui ne sait pas construire un récit, une narration ou des personnages, mais qui fait passer sa médiocrité pour de l’exigence. Le monde entier n’a que faire de notre production littéraire, et au lieu de chouiner sur l’américanisation du monde, certains feraient mieux de se pencher sérieusement sur la littérature que l’on porte aux nues.
Chaque année, donc, le même cirque : la Rentrée est surtout là pour faire ressortir toujours les mêmes têtes, qui apparaîtront inévitablement sur les listes des prix littéraires, entretenant un faux suspens (le prix tombe rarement loin du pommier), puis pic de vente sur deux ou trois titres couronnés qui seront achetés sans être lus. Les auteurices méritent mieux, les lecteurices aussi.
Que font les libraires ? Ce qu’ils peuvent. Mais on pourrait faire plus. Personnellement, j’ai pris la décision de ne plus lire que les indépendants, ne faisant d’exceptions que pour les auteurices que je suis. C’est là que se trouvent les vraies prises de risque. Hacker la rentrée : ne pas s’infliger une boulimie de lectures moyennes durant l’été, mais soigneusement choisir les quelques titres que l’on va conseiller. C’est vieux comme le monde : la qualité contre la quantité. Dans une période de crise où de plus en plus de clients délaissent la rentrée, perpétuer ce système est dangereux : nous construisons notre propre obsolescence.
Faire table rase
Il faut lever le pied. Rééquilibrer la balance. Cesser de gâcher du papier en l’envoyant directement au pilon dans une course gagnée d’avance par ceux qui l’organisent. Nous avons, en France, la chance d’avoir un panorama éditorial riche sitôt qu’on prend la peine de faire un pas de côté et de regarder ce que font les indépendants. Encore faut-il le préserver, le montrer, l’entretenir. Tout doit être repensé.
Bonne rentrée,
Viktor Salamandre
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