Véritable coup de poing de la rentrée littéraire, Malgré toute ma rage poursuit la démarche des précédents romans de Jérémy Fel, et opère une plongée sans parachute à l’origine de la violence. Un roman éblouissant qui décortique moins le Mal que les rapports de pouvoir qui traversent notre société.
De quoi le Mal est-il le nom ?
Juliette, Manon, Chloé et Thaïs partent pour la première fois en vacances seules, à l’autre bout du monde, en Afrique du Sud. Au début, c’est le rêve : grande villa, plage paradisiaque, décor de rêve… Si quelques détails leur rappellent le passé raciste et violent de leur lieu de vacances, tout semble se passer pour le mieux. Cependant, au bout de quelques jours, l’une d’elle est enlevée et sauvagement assassinée. Du Cap au milieu feutré de l’édition parisienne, le mystère s’épaissit, et le cauchemar ne fait que commencer.
Je ne crois pas au Mal, celui avec un grand M. Je n’y ai jamais cru. Le Mal, c’est de la paresse intellectuelle. C’est croire que la violence et la cruauté apparaissent de manière spontanée chez les individus, ou pire : dans leurs gènes. Croire au Mal c’est toujours finir par prôner l’eugénisme et la peine de mort. Parce que finalement, s’il est inné, autant le couper à la racine. Le Bien et le Mal ne sont pas deux cases dans laquelle une entité supérieure ou la génétique nous enverraient dès la naissance. C’est une zone grise sans extrémités, et dont la définition est souvent relative. Comme le dit Lisbeth Salander dans Millenium : « Il n’y a pas d’innocents. Seulement différents degrés de responsabilité. » Pas de Bien, pas de Mal, il faut donc se retrousser les manches et creuser. Fini de niaiser.
J’ai failli ne pas lire ce livre. Si j’adore Jérémy Fel, je trouve que la manière dont on parle de ses livres est souvent porteuse de cette paresse qui m’ennuie. Et la dernière phrase de la quatrième n’aide pas : « Jérémy Fel (…) invite [ses lecteurs] à s’interroger sur l’origine du mal et ses effets sur l’âme humaine. » Comme s’il s’agissait de ces thrillers à l’américaine dont l’histoire se réduit à une bataille rangée entre le Bien (la police) et le Mal (le criminel). Ces frissons pas chers manufacturés à la chaîne, une usine qui reproduits poncifs et caricatures jusqu’à la nausée : j’en ai soupé de cette littérature là. Je n’en veux plus.
Mais ce n’est pas ce qu’écrit Jérémy Fel. D’où ma gêne : si je ne connaissais pas ses précédents romans, la quatrième de couverture et les avis que l’on a pu déjà lire ici et là m’auraient probablement fait renoncer à cette lecture. Et c’est dommage, parce que ce n’est pas un livre sur le Mal, mais sur la violence, et ce qui la provoque. Elle est là, la vraie question.
Un monde de privilèges
Dès le départ, nous sommes plongés dans un monde de privilèges. Quatre amies rencontrées à Henri IV en vacances dans un ghetto de riches en Afrique du Sud, petite enclave blanche à l’abri des tensions, dans une riche villa appartenant à une ancienne fortune coloniale… Une vie instagramable dont chaque aspérité est gommée, retouchée, dissimulée derrière l’apparence et la richesse.
Mais le verni craque. En privilégiant l’Afrique du Sud à Los Angeles, les quatre amies s’exposent à une réalité qu’elles ne soupçonnent pas. Elles sont blanches dans un pays qui peine à se remettre de l’apartheid, en vacances dans un ghetto de riches qui peine à dissimuler l’océan de pauvreté qui s’étend au delà du décor paradisiaque.
Pour elles, leurs parents, et finalement l’ensemble de leur classe, la sécurité c’est la bourgeoisie et la blanchité. Le danger est pauvre et noir. Et le réveil est difficile. De passage dans un quartier pauvre, Chloé partage cette réflexion : « Même en sécurité dans la voiture, je me sens trop mal. Je n’ai jamais été confrontée à autant de pauvreté. J’ai l’impression d’en être salie. » Salie. La pauvreté c’est moche, c’est dangereux, c’est sale, et probablement contagieux : il faut à tout prix éviter son contact. Ainsi, touristes blancs et riches autochtones restent-ils entre eux dans un pays où, si l’apartheid est officiellement aboli, subsiste encore d’importantes tensions raciales.
Et c’est à l’occasion d’une excursion en dehors de leur ghetto que la violence va se déchaîner, et les apparences s’effondrer. De passage dans un village, Manon prend en photo une vieille dame noire muette sans autorisation, ce qui met en colère ses proches. Elles sont agressées en car jacking quelques kilomètres plus loin, laissées sur le bord de la route au milieu de nulle part, recueillies par un fermier blanc raciste qui garde dans sa cave un violent secret. À la violence coloniale des dominants répond la violence des dominés.
De la domination à la violence
Ce qui saute aux yeux dès le départ, c’est que tous les liens entre les personnages sont biaisés par des rapports de domination et de pouvoir. Des quatre amies, une n’est pas issue de la bourgeoisie. Juliette n’est là que parce que les parents de Chloé ont payé pour son billet d’avion. Chloé a d’ailleurs un rapport très patronisant avec Juliette : « Je suis ravie de pouvoir faire ça pour elle. Elle le mérite. Elle se donne à fond dans ses études, et elle ne m’a jamais trahie. Je ne veux pas qu’elle se sente inférieure parce qu’elle a bien moins d’argent que nous. Je suis certaine qu’elle ira loin, quoi qu’elle fasse. Et sans l’aide de personne. Elle ne devra sa réussite qu’à elle-même. »
Ces rapports sont omniprésents dans le roman. Juliette est plus pauvre que ses amies. Wayde, flic noir chargé d’enquêter sur la disparition de Manon, a une confrontation plutôt violente avec la propriétaire la villa, ancienne propriétaire terrienne nostalgique de l’apartheid : malgré l’uniforme, il peut sentir le pouvoir qu’elle a encore sur lui et les siens. Raphaël, père de Manon et puissant éditeur parisien, entretien des relations malsaines avec ses autrices et ses jeunes stagiaires. Béatrice, sa femme, est écrasée par lui. Béatrice, encore, entretient une relation tarifée avec un jeune escort. Raphaël, lui, est encore terrorisé son père…
Sexe, Race, Classe. La tension est omniprésente, la violence, parfois inouïe, dissimulée derrière les sourires d’apparat, la bienséance, le décor bourgeois qui surtout doit rester immaculé. Et cette violence feutrée, qui en entraîne une autre, puis une autre, comme un effet domino va s’exporter en Afrique du Sud et agir comme une étincelle sur un bain d’huile chaude. Les tension raciales, la violence coloniale, la justice corrompue, tout va se réveiller à l’occasion du meurtre de Manon. À la violence de la police et de la justice répond la violence des dominés, les émeutes, la révolte.
Un roman puissant
Pas de bataille entre Bien et Mal, ici. Parce qu’il est paresseux et facile d’imputer la violence au seul individu, ce roman est moins psychologisant que politique. Jérémy Fel décortique avec minutie les rapports de dominations qui gangrènent notre société, et narre jusqu’à l’extrême la violence qu’ils provoquent. Malgré toute ma rage est un roman puissant, d’une grande noirceur. Un coup de poing d’une violence extrême, mais d’une terrible justesse.
Bonne lecture,
Viktor Salamandre
Malgré toute ma rage, Jérémy Fel, éditions Rivages, 23€ (parution le 23 Août)
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