Prétextes, symboles, pirouettes, ressors narratifs, sujets régressifs, les monstres en littérature sont nombreux et divers. Que représentent-ils ? Quelle fascination exercent-ils sur nous ? De l’héritage des romans pulp à la résurrection de Cthulhu, des terribles Cénobites aux créatures de l’ombre, de la folie du désir aux lois Jim Crow, petit tour d’horizon des monstres en trois romans, trois livres de monstres, trois romans monstres.
Les monstres. Petits, nous avions peurs de ceux qui se cachent dans l’ombre ou sous le lit. De créatures incertaines tapis dans les placards, les caves et les greniers. Ils étaient la forme du danger, l’incarnation du tabou, la menace brandie par des adultes paresseux en manque d’autorité. En grandissant nous avons appris que la peur venait de l’incertitude et de l’inconnu. Que ce qui était effrayant dans l’ombre était de ne pas voir ce qu’elle dissimulait. Nous avons appris que se cacher sous la couette ne faisait rien disparaître, que la main devant les yeux était une armure dérisoire naïvement érigée contre ce qui n’existait pas.
Adultes, nous apprenons chaque jour que les monstres sont protéiformes. Qu’ils sont un parent, un ami, un voisin, une haine dévorante ou un désir trop profond. Le monstre est différent selon l’œil de l’oppresseur et celui de l’oppressé. Il est celui qu’on désigne à la vindicte pour manipuler la foule, celui qu’on exhibe en bouc émissaire, porteur symbolique des maux imaginaires d’une société malade. Mais le monstre, c’est aussi le traumatisme, il est le viol, la violence raciste, l’exclusion, la misère, la pauvreté. Finalement, en passant à l’âge adulte, une seule chose a changé : si les monstres ne se tapissent plus dans l’ombre des placards et des caves, ils sont devenus plus grands, plus forts, plus puissants. Plus réels.
Lovecraft Country, Matt Ruff
En 1954, Atticus Turner, jeune vétéran noir tout juste de retour de Corée, reçoit une lettre étrange et inquiétante de son père Montrose, à qui il ne parle plus. Alarmé, il se rend à Chicago, où son oncle George lui apprend que Montrose a disparu sans laisser de trace. Accompagné de son oncle et d’une amie d’enfance, Atticus se lance dans un dangereux road-trip à la recherche de son père, au beau milieu du sud ségrégationniste. En chemin, ils feront la rencontre de créatures terrifiantes, d’une secte à la recherche du secret de l’immortalité et se confronteront aux lois Jim Crow, au racisme et à la ségrégation.
Lovecraft Country est un roman malin à deux faces, plus complexe qu’il n’y paraît. Il est d’un côté un hommage décomplexé et assumé aux romans pulp, ces fictions populaires vendues à bas prix entre les années vingt et les années cinquante. Fantastique, Science-Fiction, roman noir, policier, tous les genres boudés par la presse bourgeoise et la critique y étaient représentés. Matt Ruff cite donc volontiers Lovecraft (bien sûr), mais aussi Asimov, Bradbury, Stocker et évoque même les romans d’aventure de Dumas. Ainsi, le roman est construit en courtes et trépidantes aventures qui surviennent sur le chemin d’Atticus et de ses proches, presque des nouvelles, à la croisée des genres, toutes liées à un mystère plus profond.
Côté pile, en revanche, le roman est une chronique terrifiante de l’Amérique ségrégationniste des années 50. George, l’oncle d’Atticus, publie un Guide du voyage serein à l’usage des noirs (le fameux Green Book), guide indiquant aux noirs les routes sûres et les endroits tolérants afin de voyager et de se reposer en toute sécurité. Car pour le voyageur noir, le Sud est une contrée dangereuse où règnent encore les lois Jim Crow, série de lois nationales et locales entravant considérablement les libertés des personnes de couleur : travail, loisirs, circulation, hébergement, aucun domaine de la vie n’est épargné.
C’est là qu’il est extrêmement malin de la part de Matt Ruff d’évoquer la plus grosse référence du roman : l’écrivain américain Howard Phillips Lovecraft, devenu culte pour ses romans et nouvelles mêlant horreur, fantastique et science-fiction. Parce que pour beaucoup d’écrivains et fans de SF et de fantastique, Lovecraft est une figure tutélaire ambigüe. Son statut de précurseur, son œuvre unique et géniale, sa mythologie reprise et développée à l’infini par des générations de raconteurs d’histoires ne parviennent plus aujourd’hui à faire oublier son profond racisme, d’autant plus qu’il transpire au sein même de son oeuvre. Et s’il est aujourd’hui impossible de parler de l’histoire de la SF et du fantastique sans évoquer le créateur de Cthulhu et du Necronomicon, rendre hommage au maître absolu du roman d’horreur est un exercice d’équilibriste aujourd’hui assez casse-gueule (George R. R. Martin en a fait récemment l’expérience).
Ainsi, Matt Ruff écrit un roman dans lequel les monstres les plus terrifiants ne sont pas ceux nés de la plume de Lovecraft, mais ceux nés de la société raciste et du ségrégationnisme : la police, la bourgeoisie blanche suprémaciste, les lois Jim Crow, et cette culture raciste qui s’insinue jusque dans les livres pour enfants. Plus qu’un clin d’œil à Lovecraft et à la littérature qu’il a enfanté, Lovecraft Country est un hommage à celles et ceux qui se sont battus, ont succombé et ont survécu, en se tenant debout face à tous les démons qui hantent encore aujourd’hui la culture américaine.
Lovecraft Country, Matt Ruff, éditions 10/18, 8,80€
Cochrane vs Cthulhu, Gilberto Villarroel
En avril 1815, le capitaine Eonet capture à Fort Boyard l’ennemi public numéro un de l’empire : Lord Cochrane. Mais pas le temps de fanfaronner ni même seulement de savourer sa victoire, le fort est soudain assiégé par une armée de créature effroyables venues de l’océan, révélant ainsi la véritable raison de la présence d’Eonet et de ses hommes au sein du Fort tout juste érigé : doit-on s’attendre au réveil du dieu endormi Cthulhu ?
Avouez-le : « Cthulhu à Fort Boyard » sonne un peu comme un meme allé trop loin. Pourtant, ce formidable roman d’aventure est un peu la pépite à côté de laquelle vous ne voulez pas passer. Avec le personnage bien réel de Lord Thomas Cochrane, officier de la marine britannique devenu héros des luttes pour l’indépendance au Chili, au Pérou et au Brésil, l’écrivain chilien Gilberto Villarroel trouve un personnage fascinant pour débuter une série de romans d’aventures. Aventurier autant qu’homme politique luttant contre la corruption de la marine, voyageur, inventeur, Villaroel peint un Cochrane intrépide, en ajoutant à l’illustre figure historique britannique une délicieuse pincée d’Indiana Jones.
Le roman est ainsi constamment entre Histoire et fiction. Si Fort Boyard existe bel et bien, il ne fut achevé qu’en 1857, et n’était, en 1815, qu’un gros tas de pierres abandonné. Lord Cochrane n’est d’ailleurs pas le seul personnage historique à y pointer son nez : Les frères Champolion, Jacques-joseph et Jean-François, viennent à Fort Boyard inspecter de mystérieuses inscriptions hiéroglyphiques gravées sous les fondations de la bâtisse. Ainsi, en convoquant le fantastique et la mythologie Lovecraftienne au cœur d’un récit historique, Villaroel dynamite le roman d’aventures, signant un irrésistible roman pulp qui se lit avec délice caché sous une couette un soir d’orage. Un pur plaisir.
Cochrane vs Cthulhu, Gabriel Villaroel, éditions Aux Forges de Vulcain, 20€ / édition Pocket 8,70€
Hellraiser, Clive Barker
Frank Cotton, homme avide de plaisirs aussi égoïstes qu’éphémères, se voit remette un étrange casse-tête en forme de cube, lequel est sujet d’une étrange légende : décodé, le mécanisme infernal convoquerait les Cénobites. Créatures suppliciées et terrifiantes, membres du mystérieux Ordre de l’Entaille, les mystérieux démons apporteraient avec elles la réponse ultime à la quête de Frank : la recherche du plaisir absolu. Mais alors que les Cénobites s’apprêtent à accéder à sa demande, il comprend son erreur, qui lui est fatale.
Un an plus tard, son frère Rory emménage avec sa femme Julia dans la maison où l’esprit de Frank reste prisonnier. Affaibli, Frank séduit la femme de son frère, et avec son aide se met à la recherche d’un nouveau corps.
Publié pour la première en fois en 1986 aux État-Unis sous le titre Hellbound Heart, ce roman culte de l’écrivain américain Clive Barker devra attendre vingt ans pour être traduit et publié en France, bien après que son adaptation au cinéma par l’auteur lui-même soit elle aussi devenu une œuvre culte du cinéma d’horreur des années 80. Difficile donc, à la lecture de ce court roman, de ne pas être hanté par la figure de « Pinhead », personnage emblématique de la saga filmique qui en découlé.
Tout comme Lovecraft Country, ce roman est un trompe-l’oeil. Il nous interroge sur la nature même des monstres, des démons. Les monstres sont-ils les effroyables Cénobites, Ces créatures venues d’une dimension infernale pour apporter torture et plaisirs infinis aux pauvres fous assez idiots pour les invoquer ? Où ne sont-ils pas plutôt ces êtres humains égoïstes prêts à tout pour assouvir leurs désirs, prisonniers d’envies primales et d’une quête insatiable de plaisirs éphémères ?
Dans ce labyrinthe de sens, la force de Clive Barker est son écriture. Assumant sans complexe le genre de l’horreur, il perce la terreur d’une poésie sombre, sensorielle, évoquant avec une précision extrême les odeurs, les sensations, les textures, ainsi qu’une myriade d’images qui resteront collées à la rétine de votre imaginaire. La recherche stylistique d’une formidable profondeur parvient à stimuler vos cinq sens, à rendre palpable l’inexistant, l’inexplicable, l’impossible. Ce roman, surpassé en popularité par sa très bonne adaptation, est un coup de force qui vous emportera, que vous ayez auparavant visionné ou non la saga.
Hellraiser, Clive Barker, éditions Bragelonne, 6,90€
Viktor Salamandre
Image de couverture : « Lovecraft Country », HBO/OCS
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