En septembre dernier, un article de Literary Hub m’apprenait que l’autrice noire américaine de Science Fiction Octavia E. Butler avait enfin trouvé sa place dans la liste des best sellers du New York Times avec son roman La Parabole du semeur, presque 15 ans après sa mort prématurée à l’âge de 59 ans. Le même mois, en France, sortait Les Abysses, deuxième roman de l’autrice trans noire américaine Rivers Solomon qui, après un premier essai remarqué, revient réveiller les fantômes de l’esclavage et de la ségrégation dans un conte afro-futuriste aux portes de la fantasy.
En 1994, Mark Dery, écrivain et journaliste américain, définissait l’afro-futurisme ainsi: « science-fiction et cyberculture du XXème siècle au service d’une réappropriation imaginaire de l’expérience et l’identité noire ». Plus que de repeindre en noir les personnages de récits de SF ou de fantasy, il s’agit donc de retranscrire l’expérience noire, le point de vue noir, dans un genre encore très blanc. S’échapper de l’eurocentrisme et revendiquer une Histoire, une identité, et des cultures longtemps considérées par les colons européens comme « primitives » (dans le meilleur des cas). De Sun Ra à Janelle Monàe, d’Octavia Butler à Rivers Solomon, l’afro-futurisme connaît depuis quelques années un regain de popularité, depuis que le blockbuster Black Panther est venu offrir au grand public la vision futuriste d’une Afrique non-colonisée.
Les Abysses – Rivers Solomon
À l’époque du commerce triangulaire, quand une femme tombait enceinte sur un bateau négrier, il était fréquent qu’on la jette par-dessus bord. Et si les bébés avait survécus ? S’ils avaient formé un peuple aquatique hybride, et peu à peu oublié leurs origines ? Yetu, « historienne » du peuple des Wajinrus, gardienne de la mémoire de ses ancêtres, va se battre avec le poids trop lourd de cet héritage qu’elle ne peut partager…
Ce livre est, comme l’écrit le groupe de Hip-Hop clipping dans une postface, « un jeu de téléphone arabe artistique ». Concept afro-futuriste né du groupe de techno Drexciya dans les années 90, il imagine une civilisation sous-marine, les Drexciyiens, un peuple hybride issu des femmes esclaves jetées par-dessus bord par les esclavagistes alors qu’elles étaient en train d’accoucher. En 2017, dans leur titre « The Deep », clipping va reprendre ce récit et l’adapter une première fois. En 2019, c’est au tour de l’autrice trans noire américaine Rivers Solomon de s’attaquer au mythe et à en offrir une version littéraire, Les Abysses (The Deep en VO).
Dans sa propre interprétation du mythe, Rivers Solomon aborde avec délicatesse la question de la mémoire collective, de l’héritage, et du poids parfois insupportable que cette mémoire peut représenter. Le poids de la douleur de plaies jamais refermées, celui des larmes jamais taries, les souffrances infinies d’un peuple qui se bat encore pour trouver sa place. À travers la relation que Yetu entretien avec un personnage humain, Oori, elle aborde également la construction du genre et de l’orientation sexuelle, approfondissant le questionnement sur ce qui, au fond, nous définit en tant qu’êtres humains, et ce qui nous rassemble.
C’est un livre beau et sensible, un conte aux frontières de la fantasy et de la SF, l’humble mais superbe interprétation d’un mythe afro-futuriste créé il y a presque 30 ans. Grave, émouvant, d’une poésie infinie, Les Abysses confirme Rivers Solomon comme une future grande voix des littératures de l’imaginaire.
Les Abysses, Rivers Solomon, éditions Aux Forges de Vulcain, 18 euros
La Parabole du semeur – Octavia E. Butler
Il était temps. Presque 30 ans après sa publication, 15 après la mort de son autrice, La Parabole du semeur, désormais un classique de la SF, entre dans la liste des best-sellers du New York Times. Une première, pour une autrice afro-américaine de Science Fiction.
Ce roman nous offre le récit à la première personne de Lauren, fille d’un pasteur noir qui, au sein d’une Amérique en pleine déliquescence, ravagée par un réchauffement climatique et une ruine économique et sociale sans précédent, entame la rédaction d’un texte poétique et mystique bâti de l’espoir d’un renouveau. Atteinte d’hyper-empathie, condamnée à ressentir physiquement la douleur des autres, Lauren rassemble autour d’elle une communauté de pauvres et de délaissés, et se met en quête d’un lieu paisible où tout recommencer.
Récit post-apocalyptique aux faux airs de Mad Max, La Parabole du semeur décrit une Amérique en ruine, dépouillée de son apparente civilité, d’où ne subsiste que le squelette branlant : l’égoïsme, la violence, la cupidité. Sorti en 1993, après trois mandats conservateurs, le roman fait un tout petit bon dans le futur : 2024, le réchauffement climatique rend l’eau potable rare et l’économie en ruine a brisé le verni social. Au milieu du chaos et de la violence plane la menace d’un retour de l’esclavage, issu cette fois non d’une volonté suprémaciste blanche mais d’un capitalisme sans limite profitant de la crise pour forcer les pauvres à travailler en échange seulement d’un toit et du couvert. Pauvres, racisés ou non, dépouillés de leurs droits, proies idéales d’un monde en débâcle, les individus qui forment la communauté de Lauren se libèrent peu à peu de leurs chaînes pour construire l’entraide et la solidarité.
Dans un récit d’une puissance rare, Octavia Butler emprunte avec effroi les chemins ouverts par une politique de dérégulation massive de l’économie entamée sous Reagan, abordant sans détour la prédation du capitalisme sur les populations les plus pauvres, la persistance des vieux démons de l’Amérique, mais aussi la puissance de la solidarité et de l’entraide comme bouclier contre le désespoir. En ces temps troublés, à l’heure où les États-Unis semblent à un pas de basculer dans le gouffre, La Parabole du semeur est un livre tellement nécessaire qu’il devrait être remboursé comme le meilleur des remèdes.
La Parabole sur semeur, Octavia E. Butler, éditions Au Diable Vauvert, collection Les Poches du Diable, 9 euros
Et vous ? Quelles lectures pouvez-vous conseiller sur cette thématique afro-futuriste ? Manifestez-vous en commentaire !
Viktor Salamandre
Image d’en-tête: couverture de l’album « The Archandroid » de Janelle Monae
Laissez un commentaire