L’année 2020 aura été traversée par la mobilisation des femmes à travers le monde. De l’explosion de colère qui a suivi la remise d’un César complaisant à Polanski (malgré la polémique grandissante et l’incroyable médiocrité de son film), à l’explosion de joie qui a suivi le vote du Sénat argentin en faveur du droit à l’avortement libre et gratuit, de la nomination de Gérald Darmanin à l’Intérieur au retour de l’ordre moral et sexiste sur les tenues des jeunes filles au lycée, une séries d’avancées et de reculs provoquant un grand ras-le-bol général : celui des femmes qui en ont assez d’être infantilisées, utilisées, brandies en caution morale ou en bouclier, réduites en potiches sur des podiums afin de récompenser des hommes d’exploits sportifs discutables, réduites au silence ou caricaturées, coincées entre les postures imposées de « fille sage » ou « d’hystérique »… Alors, nous questionne Virginie Despentes : « On se lève et on se barre » ?
Le malaise s’est installé. En direct, sur Canal+, suivant l’annonce qui a été d’une triste banalité : Roman Polanski, pédocriminel en fuite, est récompensé du César du meilleur réalisateur, pour un film dans lequel il s’identifie à Dreyfus, persécuté parce que juif. Le procédé est grossier, le film d’une nullité consternante, mais la presse culturelle suit sans broncher : il faut protéger le soldat Polanski. L’image est saisissante : la colère d’Adèle Haenel qui se lève et qui se barre, le silence gêné suivant une annonce somme toute applaudie par une assistance complice, l’absence de la maîtresse de cérémonie, Florence Foresti, qui refuse de remonter scène. Cette séquence résume à elle seule l’état de la société française vis-à-vis des luttes féministes. Des réponses pavloviennes et sexistes entourant chaque tentative de rendre le langage plus inclusif, aux insultes que reçoivent les victimes quand elles témoignent, il est loin, notre mouvement #MeToo, elle est loin, notre prise de conscience. Chaque coup de colère est suivi d’un silence gêné, chaque scandale est rapidement couvert d’une chape par un pouvoir aux abois et des médias indifférents. Alors… On se lève et on se barre ?
C’est le choix, aussi, d’Alice Coffin, celui de ne plus lire, regarder ou écouter des créateurs masculins et de privilégier le regard des femmes. Et quelle bonne idée ! Changer de point de vue. Sortir du rang. Se lever, se barrer, construire à côté, quelque chose de nouveau, de plus inclusif, de plus solide, de plus puissant qu’une société sclérosée par la peur de l’autre et les obsessions conservatrices d’un ancien régime mort vivant dont l’interminable dernier souffle asphyxie encore les consciences. C’est aussi le thème de ces trois livres que j’ai lu dernièrement. Bien sûr, il ne s’agit pas d’une sélection pointue, simplement de mes dernières lectures, mais c’est surtout l’occasion de saluer ces combats, rager contre les défaites, célébrer les victoires, et de changer de point de vue : on se lève, et on se barre.
Les Testaments, Margaret Atwood
Quinze ans après les événements narrés dans La Servante écarlate, trois femmes racontent leur histoire : une tante gravitant au sein des cercles du pouvoir de Gilead, une jeune fille de bonne famille et une autre élevée au Canada. Trois points de vue différents sur le système théocratique autoritaire qui a supplanté les États-Unis d’Amérique. À travers leurs mots, on découvre un Gilead branlant, fragile, qui ne tient que par le mensonge, le crime et la corruption de ses classes dirigeantes, ainsi que par la division de celles que le système oppresse : les femmes.
Trente-cinq ans après le monologue angoissant de La Servante écarlate, Margaret Atwood nous livre un récit au point de vue élargi et à la tonalité plus combattive. Des échos de résistance résonne dans ces lignes, échos à des combats tristement contemporains : de la remise en cause du droit à l’avortement par les pouvoirs conservateurs à la trop lente reconnaissance des violences sexuelles. Bien plus qu’une suite, Les Testaments est un roman passionnant, profond et nécessaire.
Les testaments, Margaret Atwood, éditions Robert Laffont, 22,90€
Un livre de martyrs américains, Joyce Carol Oates
Le 2 novembre 1999, le « soldat de Jésus » Luther Dunphy tire sur Augustus Vorhees, médecin « avorteur » du centre des femmes d’une petite ville de l’Ohio, et sur un agent de police chargé de la sécurité de celui-ci. À partir de cet événement, Joyce Carol Oates décortique les systèmes de croyance des deux camps, convaincus d’être le camp du « bien ». En narrant sans jugement le parcours de Luther Dunphy, homme issu d’une classe populaire, peu éduqué, et celui du docteur Vorhees, elle met en parallèle deux croisades morales, permettant plus aux deux hommes de s’échapper de leurs propres contradictions plus que d’accomplir un geste véritablement altruiste, et finalement de se réfugier sans se remettre en question dans les valeurs qui leur ont été inculquées.
Mais c’est en se focalisant sur les parcours croisés des filles des deux hommes, Naomi Vorhees et Dawn « D.D » Dunphy, que l’autrice émeut. L’une, obsédée par la mort de son père, cherche à lui rendre hommage en réalisant un documentaire dédié à sa mémoire. L’autre, détruite par une adolescence difficile, rejetée de tous, se réfugie dans la boxe « au nom de Jésus », se construisant involontairement en opposition aux valeurs conservatrices de son père.
En creux, ce roman questionne et analyse en profondeur la complexité du débat sur le droit à l’avortement aux USA, l’influence d’Églises très lucratives sur des individus peu éduqués à l’esprit critique, mais aussi l’hypocrisie de la bourgeoisie libérale, pour enfin donner la parole aux premières concernées : les femmes. Un livre précieux et brillant d’une autrice à qui, scandale permanent, on n’a toujours pas accordé le Nobel.
Un livre de martyrs américains, Joyce Carol Oates, éditions Points, 9,90€
Rage Against the Machisme, Mathilde Larrère
Formidable chronique des luttes féministes depuis la Révolution française, jusqu’au mouvement #MeToo, Rage Against the Machisme remet les pendules à l’heure, et les femmes au cœur de l’Histoire, en n’oubliant ni l’influence des mouvements lesbiens ni que les luttes féministes ont été au cœur des grandes luttes sociales. Dans ce livre passionnant illustré avec soin par Fred Sochard, on apprend le destin de grandes révolutionnaires, la longue histoire de la lutte pour une langue française plus inclusive, mais aussi la face sexiste de la colonisation et le trop long combat pour la reconnaissance des violences sexuelles. En comblant les vides de l’Histoire enseignée à l’école, Mathilde Larrère publie un livre important et salutaire, à mettre entre toutes les mains.
Rage Against the Machisme, Mathilde Larrère, éditions du Détour, 18,50€
Et vous, quelles sont vos lectures féministes ? Des autrices à conseiller ? Des voix à mettre en avant ? Manifestez-vous en commentaire !
Viktor Salamandre
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