Ça vous dit un petit feuilleton ? Oh, trois fois rien, une nouvelle assez longue écrite l’année dernière, une simple histoire d’amour sur fond de musique et de fume. Le spectateur est à une soirée. Il ne sait plus trop comment il est arrivé là, il ne sait pas trop pourquoi il est venu. Socialiser l’angoisse, la conversation l’ennuie, mais il paraît que la musique est bonne. Au milieu de la foule, il bouscule un inconnu au fascinant regard vert… Prêt ? Plongez !
Chapitre 2
« Je mixe ce soir ça te dit de voir le dernier tiers ? 🙂 »
En route vers la soirée, le spectateur fume dans la lumière du soir, des lunettes de soleil rondes posées sur son nez. Il s’approche, du monde des voitures du mouvement. Le bruit brouillé des conversations. Il ne connaît personne. C’est à la fois angoissant et reposant. Angoissant parce qu’il y a toujours quelqu’un de profondément gentil pour tenter de t’intégrer ou vouloir faire ta connaissance, et le spectateur les rencontres ça l’angoisse, c’est la conversation difficile du début, c’est souvent un gros ratage, faut pas se le cacher, le spectateur est un peu un inadapté. Il suit sans trop savoir, tente d’imiter maladroitement, mais finalement se rend compte qu’il n’est pas un être humain totalement fonctionnel.
Reposant, parce que s’il arrive à éviter le gentil qui voudra inévitablement faire sa connaissance, il n’aura pas à se farcir le cortège de rites sociaux inhérents à l’amitié, cette pression de faire bonne impression, de sourire, de lâcher le bon rire au bon moment, de s’indigner sur commande, d’afficher une compassion feinte si la circonstance l’y oblige.
Ce soir, c’est juste lui, son joint, et le bar.
Et le DJ.
Le foutu DJ.
Et le noeud dans son ventre. Il entre dans la vieille usine désaffectée. Il y a pas mal de monde, mais c’est humainement acceptable. Une belle pénombre violette et orange baigne l’atmosphère enfumée. Le DJ n’est pas encore sur scène. Ses machines sont prêtes. La playlist fait remuer les gens d’impatience. Des corps se frôlent déjà. Le logo au scarabée violet tapisse le fond de la scène. On dirait une soirée branchée d’un autre monde. Dans la lumière tamisée l’endroit est peuplé de créatures étranges et modifiées, d’androïdes aux mouvements mécaniques d’une subtile sensualité.
Le spectateur se rend au bar. Ici on sert des cocktails aux couleurs fluorescentes. Il commande une boisson violette, sans trop savoir ce qu’elle contient, parfois le sentiment esthétique lui semble plus jouissif que la consommation elle-même. Il se pose dans un coin pas trop loin de la scène, assis sur un rebord de fenêtre un peu en surplomb. Il est dedans et dehors. Seul au milieu des autres. Il voit tout mais n’est pas vu, on ignore sa présence. C’est à la fois triste et reposant. Il hésite à aller voir le DJ avant le début de son set. Il ne sait pas encore s’ils ont un tel degré d’intimité. Doit-il attendre la fin ? Le noeud dans son ventre se serre un peu plus, il grimace.
Il ferme les yeux.
Tire sur son joint tranquillement.
Le noeud se desserre un peu.
Il a fini son verre quand la playlist se coupe brutalement. La lumière change. Sur scène le DJ est derrière sa table. Le spectateur ne voit que sa silhouette fine découpée dans une lumière verte. Ses doigts semblent danser sur les machines.
Il se lève.
L’alcool et l’herbe font leur effet, il se sent libre dans son corps, malgré le noeud dans son ventre. Voir le DJ lui fait des frissons bizarres dans la tête, il se sent comme si une meilleure version de lui-même tentait de s’échapper de son corps. Un clone plus libre. Un clone plus à l’aise. Un clone confortable.
Il faut danser pour habiter ce clone.
Il faut bouger pour le calmer.
Qu’il cesse de tambouriner de l’intérieur comme si le corps du spectateur était sa carapace.
Le spectateur commence à danser au milieu des autres. Des corps le frôlent par inadvertance. Il n’aime pas ça d’habitude mais ce soir ça ne le gène pas. Il regarde le DJ comme s’il était son ancre. Il ferme les yeux et se laisse emporter par la musique et la foule. C’est un étourdissement discret, un vertige agréable. Se sentir partie d’un tout. Non pas le rouage d’un mécanisme froid mais un organe vivant dans le corps de la foule qui palpite.
Quand il ouvre les yeux, une silhouette à côté du DJ.
Une silhouette trop proche, trop penchée sur lui.
Le DJ se tourne ils se parlent chacun dans l’oreille de l’autre.
Chacun sa main sur la taille de l’autre.
Le noeud dans le ventre du spectateur se resserre violemment. Il déphase du rythme de la foule.
Il les regarde s’embrasser.
Le clone dans son corps semble brûler vif, il hurle.
C’est quoi cette douleur putain.
C’est un autre double qui frappe l’intérieur de ses côtes et compresse ses poumons.
Le spectateur ferme les yeux et essaie de danser plus fort pour faire disparaître la sensation. Mais le vertige devient plus nauséeux. L’étourdissement plus intense. Il se sent détaché du corps de la foule comme un trou au milieu d’un coeur.
Il tente d’être plus présent mais il est à des kilomètres. Présent et absent. Étranger et ami. Amant inconnu. Seul au milieu des autres. Intime de personne, créature vaporeuse, spectre invisible hurlant dans le vide pour être remarqué, et la foule souffle sur lui, le dispersant comme un pissenlit mort en un million de voeux dans le ciel de velours.
Ferme les yeux, spectateur.
Ferme les yeux, fais un voeu.
Ferme les yeux, spectateur.
Un million de spores ne peuvent manquer une cible.
Il se sent alourdi d’un trop plein de terreur. Il a comme un diable ailé perché sur son épaule, lui susurrant sa solitude d’une voix métallique, cornu et grimaçant, le son du doute pulsant de sa bouche, le laissant, de côté, continuer de danser seul.
À la fin du set il sort prendre l’air. Il allume un joint nerveusement. Il expire, tente de vomir son coeur avec la fumée.
Il a le vertige. Une brève sonnerie.
« T’es là ? »
Ferme les yeux, spectateur.
Ferme les yeux, fais un voeu.
Un million de spores ne peuvent manquer une cible.
Une autre sonnerie.
« Je peux squatter ton canapé cette nuit ? Mais pas tout de suite, je dois voir quelqu’un avant 😉 »
Ferme les yeux, spectateur.
« Oui, et oui. »
Il range son portable au moment ou il voit le DJ se diriger vers lui. On l’alpague pour le féliciter. Il semble familier avec pas mal de monde. Avec tout le monde en fait. Quelle part est feinte, quelle part est réelle ?
Il pensait être moins seul mais. Il doute. Il a peut-être surestimé le degré d’intimité partagé. Il s’est emballé. Peut-être le DJ a-t-il envoyé le même message d’invitation à tout le monde.
Non.
« Le dernier tiers » il a dit.
C’est pour lui ça.
Le dernier tiers.
Ça ne veut rien dire.
Il se frotte les tempes, il a l’impression d’exploser de l’intérieur, mélange de colère et de terreur. Il a peur. Le noeud lui fait mal. Il est en colère contre lui-même. Il s’est fait mal tout seul.
– Ça va toi ? Le DJ s’approche et lui fait la bise. Dans ses yeux un désir absent.
– Pas trop, je crois que je vais rentrer, je t’ai envoyé mon adresse, la porte sera ouvert au cas où je dormirais.
Le spectateur croit lire dans le regard du DJ une pointe d’inquiétude.
– Ça te dérange que je vienne ?
– Non non non, surtout pas, je me sens pas bien c’est tout.
– Dis moi ce qui te dérange
– Rien, t’inquiète.
Le spectateur lit le doute. Il a peur d’avoir envoyé le mauvais signal. Le noeud lui fait mal parce qu’il ne veut pas que le DJ s’inquiète. Il n’aime pas inquiéter les gens. Dans l’idéal, il aimerait juste faire rire. Tiens, oui.
– C’est à dire que je me suis retenu de tomber dans les pommes pendant tout le dernier tiers de ton set du coup ça me rattrape.
Le DJ éclate de rire.
Le spectateur aime bien son rire.
Le noeud se desserre un peu.
Ils se quittent là. Le spectateur s’enfuit discrètement, retourne chez lui la peur au ventre. Peur d’être encore plus seul. Isolé au milieu de plus de monde. Rencontrer des gens pour se rendre compte à quel point il est seul. Il préfère être seul tout seul, ça a plus de sens. Seul au milieu d’une foule d’intimes c’est être un vide au milieu d’un plein, le plein définissant les contours du vide. Seul au milieu d’une foule c’est être conscient de sa solitude. C’est avoir mal.
Rentré chez lui il laisse la porte déverrouillée. Il se déshabille et s’allonge sur son lit, le souffle court.
Il a du mal à s’endormir.
Le ronronnement du ventilateur n’aide pas, mais c’est ça où l’étouffement.
Il met son casque et l’album « Taxidermy » de Sharon Needles.
Ferme les yeux, spectateur.
Ferme les yeux, fais un voeu.
Un million de spores ne peuvent manquer une cible.
À suivre…
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